«Les prix du F-35 pourraient baisser»
Tout en constatant le regain d’intérêt dont jouit l’armée depuis la guerre en Ukraine, et en plaidant la cause des femmes, la ministre de la Défense Viola Amherd répond aux critiques sur le nouvel avion de combat dans une interview avec « Le Temps ».
24.06.2022 | Le Temps
Interview: Philippe Boeglin
Madame la Conseillère fédérale, depuis la guerre en Ukraine, l’armée n’avait jamais autant paru utile… Faites-vous le même constat?
Le risque d’un conflit avec des moyens conventionnels existe bel et bien, et tout le monde en est devenu plus conscient. Avant, quand on en parlait, certains trouvaient cela ridicule. Aujourd’hui, la perception a clairement changé. De notre côté, nous avons toujours dit, notamment dans le rapport sur la politique de sécurité 2021, que la frontière est de l’OTAN était vulnérable. Mais il est aussi vrai que, comme tout le monde, l’attaque russe nous a surpris par sa rapidité et sa brutalité.
Cyniquement dit, vous profitez politiquement de la guerre en Ukraine…
Parler de «profiter» dans ce contexte ne me plaît pas du tout, surtout au vu de la tristesse et du côté tragique de cette guerre! Ce que l’on peut dire, par contre, c’est que cette guerre a mis le thème de la sécurité sur la place publique.
Vous êtes la première femme ministre de la Défense. Les mentalités ont-elles évolué en ce qui concerne le rapport entre armée et femmes?
La question des femmes dans l’armée est devenue un sujet central, ce qui n’était pas le cas avant. Je veux promouvoir les femmes, changer la culture interne pour améliorer la conciliation entre service militaire, travail et famille.
Et que disent les chiffres?
Lorsque j’ai commencé, le taux de femmes dans les troupes se situait à 0,7%. Nous nous trouvons aujourd’hui à plus de 1%. La proportion a presque doublé, même si cela reste évidemment encore à un bas niveau. Des progrès s’observent dans le recrutement: nous n’avons, par exemple, jamais eu autant de femmes que lors des deux dernières journées de recrutement, et c’était avant la guerre en Ukraine.
La Délégation des commissions de gestion, haute surveillance parlementaire, a vertement critiqué l’impréparation du Conseil fédéral à la guerre en Ukraine. Votre département et vous-mêmes êtes directement visés puisque vous chapeautez le Service de renseignement de la Confédération (SRC)… Avez-vous raté le coche?
Non, au contraire, le rapport sur la politique de sécurité du SRC, approuvé par le Conseil fédéral en décembre 2021, c’est-à-dire avant la guerre, mentionnait déjà le risque de conflit en Ukraine. Tout le monde était conscient de ce risque.
Reste qu’il n’y avait plus de chef au SRC depuis que vous vous êtes séparée de Jean-Philippe Gaudin l’année dernière. Ne portez-vous pas une part de responsabilité?
Pas du tout. Nous avons pris le temps nécessaire et respecté la procédure habituelle pour ce type de recrutement. Il fallait une personnalité répondant à ce profil très délicat. En plus, un remplaçant ad intérim expérimenté, Jürg Bühler, dirigeait le service.
Depuis la guerre en Ukraine, le parlement et le Conseil fédéral ont augmenté le budget militaire de 5 à 7 milliards de francs par année à l’horizon 2030. Or le ministre des Finances Ueli Maurer a dit que, dès 2024, le budget ne pouvait plus assurer cette hausse. Vous voulez couper dans la formation, l’agriculture ou l’aide au développement pour accroître les fonds de l’armée?
Le but est d’atteindre 1% du produit intérieur brut (PIB) d’ici à 2030, soit environ 7 milliards. Ce qui nous permet de travailler avec flexibilité. En 2023, il y aura une première hausse de 300 millions. Ensuite, les dépenses de l’armée augmenteront progressivement; les montants exacts ne peuvent pas encore être chiffrés aujourd’hui. L’armée mérite davantage de moyens, mais cela doit se faire sans toucher aux autres domaines de la Confédération.
L’un des grands dossiers du moment, c’est l’achat du nouvel avion de combat F-35A. Vous voulez signer le contrat avec les Etats-Unis avant l’échéance de l’offre le 31 mars 2023, sans attendre obligatoirement le vote populaire. Pourtant, avant la guerre, vous vouliez attendre la décision du peuple. N’est-ce pas un déni de démocratie?
Pas du tout. La population s’est exprimée en septembre 2020 sur un accord de principe de 6 milliards. Ensuite, les opposants au F-35 ont lancé une initiative. Nous étions prêts à attendre, mais c’était avant la guerre en Ukraine et avant la décision d’autres pays (comme l’Allemagne) d’acheter également des F-35. Si nous ne signons pas avant fin mars 2023, nous risquons des surcoûts car l’offre ne sera plus valable.
Les initiants sont à environ 100 000 signatures en douze mois, alors que dix-huit mois sont prévus légalement. Si la volonté politique était là, le vote pourrait se tenir avant l’échéance…
Lors du lancement d’une initiative, il y a des délais légaux à respecter pour permettre au Conseil fédéral, aux commissions parlementaires et au parlement de traiter le sujet. Si l’initiative n’est pas déposée avant fin juin, il sera difficile d’organiser le vote avant fin mars 2023.
Vous voulez signer le contrat alors que ni le Contrôle fédéral des finances ni la commission de gestion du Conseil national n’ont publié leur enquête. Cela a tout l’air d’un passage en force…
Non, ce n’est pas juste. Les rapports devraient être publiés d’ici à la fin de l’été, donc avant que le Conseil national ne s’empare du sujet.
Annoncer la signature avant la parution de ces deux enquêtes, cela donne l’impression que vous voulez vous en passer…
Non, ce n’est pas mon intention. Les rapports seront publiés avant.
Pendant tout le processus, vous avez beaucoup promis la transparence. Or ni le rapport d’évaluation technique, ni l’expertise de l’étude d’avocats Homburger, ni les 79 critères d’évaluation des quatre avions candidats, ni le rapport sur le bruit n’ont été publiés, ou seulement dans une forme succincte qui n’expliquait pas réellement votre choix. N’est-ce pas un simulacre de transparence?
Non. De mon côté, je voudrais bien publier le rapport d’évaluation dans son intégralité. Mais il contient des secrets d’affaires et nous sommes liés par la loi. L’évaluation a été bien faite et, croyez-moi, je préférerais pouvoir le montrer. D’ailleurs, le Contrôle fédéral des finances et la commission de gestion du Conseil national ont eu la possibilité de consulter ces rapports.
De sérieux doutes planent sur les prix fixes que vous promettez: les prix pour les tranches de F-35 (lots 19-22) que la Suisse va acheter ne sont pas encore fixés par le gouvernement américain avec le constructeur Lockheed Martin. Comment ces prix pourraient-ils être fixes pour la Suisse?
Nous avons un contrat avec l’Etat américain, et l’ambassadeur des Etats-Unis en Suisse vient de le rappeler: le contrat est à prix fixe.
Mais quel prix est fixe? Celui communiqué par vos soins (6,035 milliards pour l’achat de 36 avions) ou celui qui sera encore déterminé pour les tranches (lots) qu’on achète?
Les 6,035 milliards sont inscrits dans le contrat. C’est d’ailleurs aussi publié dans le programme d’armement 2022.
Les 6,035 milliards sont inscrits dans le contrat. C’est d’ailleurs aussi publié dans le programme d’armement 2022.
Et si le prix fixé à l’avenir pour les lots 19-22 se révèle plus élevé, qui paiera la différence? L’Etat américain?
La Confédération ne paiera que ce qui figure dans le contrat.
Donc si le prix renchérit aux Etats-Unis, cela veut dire que le gouvernement américain nous subventionnera…
L’Etat américain devra régler cela avec le constructeur Lockheed Martin. De notre côté, ce qui compte, c’est l’offre signée avec l’Etat américain. Il n’y a que cela qui compte. A première vue, les prix du F-35 pourraient d’ailleurs même plutôt baisser car les commandes augmentent.
L’Etat américain se dirige (entre autres, selon les agences Reuters et Bloomberg) vers une baisse des commandes de quelque 30% pour l’année prochaine…
L’Etat américain devrait augmenter les commandes. Ce sont les renseignements que nous avons reçus.
Eric Fick, un des managers du programme F-35 aux Etats-Unis, a officiellement annoncé cette année que les coûts allaient augmenter petit à petit, notamment sous l’effet des développements techniques.
Ce n’est pas ce que Lockheed Martin m’a dit lors de ma visite aux Etats-Unis, il y a un mois. Ni Eric Fick lui-même, d’ailleurs, lors de sa visite en octobre 2021. Il m’avait alors réaffirmé que les Etats-Unis maintenaient leur offre à la Suisse, qui intègre l’inflation et un contrat à prix fixe.
Ces contrats intriguent. Est-ce que les organes de contrôle (Contrôle fédéral des finances, commission de gestion du Conseil national, Délégation des finances du parlement) ont pu ou pourront les voir?
Oui, ils sont à disposition des organes qui souhaiteraient les consulter.